Roberta est en train d’essuyer la vaisselle dans sa cuisine quand elle sent le tremblement dans son bras droit. Ses yeux se voilent légèrement, elle s’assied.
- Ah, c’est toi, Juniel
Elle ferme les yeux. Son ventre est chaud et tendu, sa conscience flotte un instant. C’est bien Juniel, en effet, il la précède dans un couloir d’hôpital, s’arrête devant une porte de chambre, l’entrouvre et s’efface pour la laisser passer, tout en l’accompagnant de son joli sourire.
Il y a là une femme allongée sur le lit, que Roberta ne connaît pas. Elle paraît être dans le coma, elle est perfusée, intubée, des écrans clignotent à son chevet. Mais ce n’est pas ça qui capte l’attention de Roberta. Elle voit et comprend tout d’un coup : le bouquet. Sur la table de nuit trône un horrible bouquet de fleurs aux couleurs criardes qui sont autant de gueules grimaçantes et qui l’invectivent, l’assaillent de grossièretés et de moqueries. Roberta doit surmonter une vive répugnance, elle fera ce qui doit être fait. Elle encapuchonne d’un sac plastique la gerbe et la fait prestement disparaître sous son manteau. Elle peut encore entendre les protestations étouffées, elle a l’impression que les fleurs sont devenues autant de poings qui lui martèlent les côtes.
Roberta s’éclipse de la chambre…pour se retrouver sur le tabouret de sa cuisine, les tempes battantes, la bouche affreusement sèche. Elle se lève pour boire un verre d’eau, regarde sa main qui tremble encore un peu. Pas de précipitation se murmure-t-elle. Juniel n’est pas un ingrat, il ne l’a jamais laissée tomber. Oh, certes, il va falloir intervenir d’un moment à l’autre, mais elle achève quand même d’essuyer sa vaisselle, elle n’aime pas partir de chez elle en laissant l’évier encombré. Et puis, ça lui laisse le temps d’apprivoiser les images de la transe qui sont encore tellement vivantes devant ses yeux. Elle passe à la chambre, s’habille pour se préparer à sortir.
Juniel. Il ne s’est pas présenté tout de suite. Les premières fois, elle a dû se débrouiller toute seule avec ses transes, maîtriser cette terreur qui lui vrillait le ventre jusqu’à ce que les choses se dénouent, qu’elle rencontre la personne, la situation où tout subtilement se recomposait comme par enchantement, juste parce qu’elle était là et que la vie se remettait à vibrer de la musique qu’elle aimait.
Et puis un jour, elle a fait un rêve. Elle l’a vu qui lui souriait et qui lui disait : « Tu n’as pas démérité. Désormais, je serai si tu veux à tes côtés ». Effectivement, depuis lors, elle n’a jamais douté un seul instant de sa présence, même si elle ne le voit pas forcément dans la transe. Elle peut le sentir, comme une chaleur dans son dos. Et puis surtout, dire qu’elle le voit serait un peu abusif, disons qu’elle se permet d’enjoliver un peu, et c’est quand même plus gratifiant pour l’idée qu’elle s’en fait. Car dans la transe, elle ne réalise pas vraiment s’il a figure humaine, s’il lui parle. C’est après qu’elle recompose.
Roberta n’a pas toujours été médium, elle n’a de transes que depuis quelques années. Pour être plus précis, depuis que sa fille cadette a quitté l’appartement pour aller à la faculté, depuis qu’elle s’est retrouvée si constamment seule le soir. Depuis ce jour, surtout, où elle a au petit matin chassé de son lit un amant d’un soir qui n’aurait jamais fait un compagnon. Comment expliquer la nausée qui la saisit ce matin-là alors qu’elle lui préparait du café dans la cuisine ? la compréhension fulgurante que la seule compagnie qui lui convenait, c’était celle de sa propre vie ? elle vomit pour de bon, et dans l’amertume de sa bouche, dans les spasmes qui lui secouaient les entrailles, elle se défit de 10 ans de vie conjugale, de 10 autres années de divorce. Elle se défit même de sa substance de mère célibataire. Elle venait dans un hoquet de rejoindre son enfance sauvageonne, ce jour où elle s’empoisonna méchamment avec les baies toxiques du troène.
Roberta m’a donné ce nom de Juniel qui me va assez bien semble-t-il. Non pas que je doive être nommé, mais c’est sans doute beaucoup plus commode pour elle, tout comme la représentation physique dont elle m’a affublé. Elle me voit donc avec un visage d’homme aux traits angéliques, yeux bleus et boucles blondes, un corps diaphane comme drapé de tulle. Pourquoi Juniel ? c’est ainsi qu’elle a entendu mon nom, et ça me plaît assez, comme une contraction de Junon et de Gabriel. En tout cas, quand elle me nomme, je l’entends et je suis immédiatement près d’elle.
Je ne crois pas être tel que les humains se représentent les esprits, ni dans leurs mots, ni dans leurs images. A vrai dire, je n’ai pas non plus une conscience d’être en tant qu’entité distincte. Je vis en association de formes, de forces, de couleurs, d’énergies, de mélodies, avec d’autres entités de nature semblable, infiniment modulable et cependant unique dans ma nature universelle. Mais je palpite à l’unisson de vous, humains, parce que les formes que je revêts rentrent spontanément en harmoniques avec les vôtres. Vous oubliez souvent que seule votre incarnation dans la matière vous donne l’impression d’être différent de ce que je suis.
Roberta vient de descendre les quatre étages de son immeuble quand dans la porte, elle est bousculée par une gamine qui entrait précipitamment.
- Oh pardon, madame Frémont, excusez moi.
- Rien de grave, ça va bien. Et toi, Sonia, ça va ?
La gosse a les yeux rougis gonflés de larmes. Roberta passe une main dans ses cheveux bouclés et Sonia se laisse aller à cette marque d’affection inattendue. Puis elle s’écarte, renifle un bon coup et plante ses yeux dans ceux de Roberta.
- Vous connaissez ma belle mère ?
- Je ne crois pas.
- Elle a eu un accident de voiture, elle est à l’hôpital dans le coma, avec des tuyaux partout.
Roberta ferme les yeux un instant. Juniel. Elle aussi respire un grand coup.
- Voudrais-tu qu’on aille la voir ?
- Ça me ferait trop plaisir, mais ma mère ne voudra pas.
- Crois-tu ? Va lui dire que c’est moi qui t’y amène.
- Vous ne voulez pas monter avec moi le lui demander ?
Aux côtés de Sonia, alors qu’elle remonte les étages, Roberta se remémore l’enfant qu’elle était, rebelle, asociale dirait-on aujourd’hui. Elle se sent envahie de tendresse à l’égard de la fillette et pose un instant sa main sur son épaule au moment de donner le coup de sonnette. La maman de Sonia ouvre et se prête de mauvaise grâce à la conversation. Elle affiche très vite la sourde hostilité qu’elle voue à la compagne de son ex-mari, la jalousie et la méchanceté sont comme autant d’aiguilles derrière chacun de ses mots. Les oreilles de Roberta se mettent à bourdonner, elle se sent envahie d’un vertige et demande à s’asseoir. Elle reste consciente mais la sarabande des fleurs de sa transe vient se mêler aux paroles de la mère.
- Vous vous sentez bien, madame Frémont ?
- Oh, ça ira, j’ai dû monter les escaliers un peu trop vite. Alors, c’est d’accord, vous me laissez Sonia une petite heure ?
- Eh bien, si vous insistez.
Roberta a pris sa voiture et 10 minutes plus tard, elle sont à la porte de l’hôpital. Une infirmière leur fait les plus vives recommandations pour ne pas déranger la malade et leur a fait promettre de ne pas rester trop longtemps. La chambre est sinistre à souhait, murs blafards, la femme repose inconsciente sur le lit. Roberta n’est pas surprise de reconnaître dans le visage de la belle mère celui qu’elle avait vu dans sa transe, et les installations en tout point semblables distillent leur goutte à goutte et leurs clignotements. Roberta lance à Sonia un regard interrogateur, celle-ci lui fait signe que ça ira. Elles s’approchent toutes deux et prennent chacune dans leur mains une main de la malade. Et puis, Roberta se met à parler à Sonia d’une voix douce et chaude. Sonia se sent bien et commence à dire combien elle aime sa belle mère chez qui elle trouve la douceur que sa propre mère lui a toujours refusée, et comment elle se sent tiraillée dans ses affections contradictoires. Et puis changeant brutalement de sujet :
- C’est trop sinistre, ici, il faudrait au moins quelques fleurs
- Tu as raison, viens.
- Mais, madame Frémont, je n’ai pas d’argent
- Oh, ça n’est pas un souci, ne t’inquiète pas
Elles s’éclipsent de la chambre pour aller jusqu’au plus proche fleuriste.
- Si tu veux, Sonia, compose le bouquet toi-même
Roberta se met un peu en retrait et entre dans une pensée méditative. Elle écoute la composition des fleurs de Sonia, elle n’est guère surprise que ce soit pour elle une composition musicale. Chacune des couleurs, des textures, des lumières s’ajoutent dans une mélodie subtile, une harmonie de blancs et de jaunes pâles aux sonorités raphaéliques. Elle est émerveillée de découvrir comment Sonia ressent les choses de la même façon qu’elle.
Ah, tiens, de nouveau, sa main tremble. Roberta comprend ce qu’il lui reste à faire. Les invectives florales de la transe lui sonnent aux oreilles et pour chaque parole mauvaise, son œil lui indique la fleur messagère, celle qu’elle investit d’une mission réparatrice. Son cœur bat à tout rompre dans sa poitrine, elle est envahie d’une terrible bouffée de chaleur qui la laisse épuisée. Juniel murmure-t-elle. Elle tend le bouquet à Sonia :
- Celui-là, tu vas l’offrir à ta maman en rentrant.
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Au clin d'oeil je suis enclin
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