L’amour n’est pas ce que l’on voudrait nous faire croire. Moi, par exemple, je l’aimais d’amour fou, ma Laura. Entendez par là que je lui téléphonais tous les quarts d’heure, que je tournais comme un imbécile dans mon studio dès qu’elle avait franchi la porte de la rue, que je conservais dans un tiroir les kleenex usagés avec lesquels elle avait rectifié son rouge à lèvres après nos baisers passionnés, enfin ce genre de choses qui caractérisent un mec amoureux fou.
Ma Laura, voilà juste 2 mois que l’on s’est rencontrés. Je faisais du rollers sur l’Esplanade, plus exactement du slalom entre des bouteilles alignées, et en arrière s’il vous plaît, ce dont je ne suis pas peu fier. Ce jour là, je reculais bon train quand, boum, grand choc dans le dos. Je me suis retrouvé par terre, couché sur une blondinette au sourire candide et désarmant. C’était Laura, piercing au nombril et patins aux pieds, sa première sortie à roulettes.
- Ça va, pas de bobo ?
- Non, non, ça va, merci
Ce disant, elle s’est mise à éclater de rire, à ne plus pouvoir s’arrêter. Quand elle s‘est calmée, elle m’a expliqué qu’elle débutait, alors moi, bon prince, je me suis proposé à l’épauler un peu, elle n’a pas refusé. Après une demie heure de déséquilibres acrobatiques, de chutes et de fous rires, nous avons fait la pause sur un banc. Je l’ai un peu baratinée, je lui ai dit qu’elle était jolie, elle m’a proposé de partager son coca. Nous avons fini par échanger nos numéros de téléphone, et nous avons convenu de reprendre dès le samedi suivant les séances d’entraînement.
Je l’ai appelée plusieurs fois dans la semaine, mais chaque fois je suis tombé sur son répondeur. Cependant le samedi, elle était là, ponctuelle, et je ne sais ce qui me plaisait le plus, de son sourire candide ou de l’exhibition de son nombril. A la fin de la séance, je l’ai aidée à quitter ses rollers, et puis je l’ai embrassée.
Elle en avait très envie, elle aussi. Ses lèvres avaient goût de framboise. Mais dès que mes mains sont parties à la rencontre de son ventre qui me paraissait si adorable, elle m’a arrêté; dès que mes baisers ont glissé le long de son cou pour s’aventurer vers la chaleur de ses seins, elle m’a repoussé.
- Tu es trop pressé m’a-t-elle dit, tu ne sais même pas si tu m’aimes.
- Mais si, mais si, je sais, je suis fou amoureux de toi.
- D’abord, t’es un peu vieux pour moi, tu sais, je suis mineure.
- J’attendrai toute ma vie que tu grandisses.
C’est vrai que je vais avoir 24 ans et elle peut-être à peine 17. Je me suis raidi tout d’un coup à l’idée de m’embarquer dans une histoire de détournement de mineure. Je le lui ai dit.
-Allez, ça va, grand fou, tu n’as que quelques mois à attendre.
Et elle s’est emparée très goulûment de ma bouche. J’ai tout juste eu le temps d’entrevoir dans son regard une étrange lueur, comme l’ombre d’une profonde terreur. Elle a continué à m’embrasser, mais j’avais l’impression que quelque chose s’était rompu. Je lui ai proposé d’aller marcher, ça lui a plu, alors nous sommes partis main dans la main dans les allées du parc.
Laura est bavarde, un vrai moulin à paroles. J’ai bientôt tout su de sa vie, plus exactement de ce qu’elle voulait bien m’en raconter, parce que j’ai tout de suite eu l’impression que tout ça n’était pas complètement spontané, mais curieusement romancé. Enfin je dis ça maintenant avec du recul, sur le moment, je l’ai écoutée avec une naïveté émerveillée, sans soupçonner le moindre mensonge. Elle s’accrochait à mon bras, elle sautillait, et moi je flottais sur un nuage. Nous avons marché longtemps, et puis je lui ai proposé de la ramener chez elle.
-Non, non, ne me raccompagne-pas, je te revois ici samedi prochain.
-Alors n’oublie pas de brancher ton portable, je t’appellerai.
-Okay, okay.
Mais dans la semaine, à chacun de mes appels, je suis de nouveau tombé sur sa messagerie. Je lui ai laissé 50 messages enamourés, 500 baisers fondants, 5000 roses parfumées, un peu inquiet cependant de n’avoir aucune réponse. Et pourtant, le samedi à l’heure dite, elle est arrivée, même exquise brassière et même sourire envoûtant. Je suis un professeur patient, mais ma Laura ne montrait aucune disposition à apprendre la technique. A chaque perte d’équilibre, elle s’accrochait à moi, et je ne manquais pas d’en éprouver un trouble plaisir. Est-ce qu’elle ne faisait pas un peu exprès de m’allumer ?
Après l’effort, le réconfort, et c’est sur le même banc que nous avons repris et notre souffle et nos baisers. Et Laura qui a continué d’esquiver mes mains enfiévrées mais aussi mes questions en m’étouffant de baisers. Pour le téléphone, elle ne pouvait pas m’expliquer… mais m’a supplié de continuer à lui laisser des messages, elle m’a juré quelle les écoutait. Où habitait-elle ? Elle ne pouvait pas me le dire non plus, et m’a fait promettre de ne jamais chercher à le savoir.
Les sentiments de Laura à mon égard progressaient semble-t-il plus vite que sa maîtrise du patinage, elle a fini par accepter, voilà deux semaines, de m’accompagner chez moi. Laura a pénétré dans mon studio comme elle était entrée dans ma vie: renversante. Un coup d’œil à ma penderie (Putain, tes fringues, nul !), un regard intéressé au étagères de la kitchenette, elle s’est emparée d’une tablette de chocolat avant de fondre sur les BD, et sans plus aucune considération pour moi, se plonger ( Tu permets ?) dans ma collection de Bilal. Beaucoup plus tard, devenue sourde et muette, elle ne répondait à mes paroles que par quelques grognements. Quand je lui ai posé la main sur l’épaule pour lui présenter un verre de jus de fruit, elle s’est redressée brutalement, me glaçant d’un regard en lames de poignards, et l’instant d’après est venue se lover dans mes bras, secouée d’une crise de larmes.
-Oh, pardonne-moi, j’ai eu peur, j’ai cru que tu voulais me violer.
Je l’ai gardée longuement serrée dans mes bras, lui caressant les cheveux et lui murmurant des paroles chantantes. Elle a fini par se reprendre, s’essuyer les yeux et me gratifier d’une grimace qui se voulait être un sourire rassurant. Mais j’étais loin d’être rassuré.
-T’as pas besoin d’avoir peur avec moi, tu sais, je serai ton gros nounours
-Un ours, ça peut te déchiqueter avec ses griffes
-Et toi tu as des blessures qui saignent encore
-Je veux pas parler de ça. Laisse moi partir, maintenant.
-Tu es sûre que tu ne veux pas que je te raccompagne ?
-Non, non, je te jure, ça va aller.
Pendant toute la semaine, j’ai inondé sa messagerie de mes préoccupations inquiètes auxquelles elle n’a toujours pas répondu. Le samedi après midi, elle est arrivée à l’Esplanade sans rollers.
-J’aurai bien plus de plaisir à te regarder qu’à en faire moi-même, m’a-t-elle dit. Après, tu m’emmèneras chez toi.
Sur le chemin, nous nous sommes arrêtés au marchand de glaces, je me souviens, nous avons joué à échanger des baisers, lèvres-vanille, langue-chocolat. Chez moi, elle m’a demandé de mettre de la musique, Pink Floyd, et s’est mise aussitôt à danser. Assis sur le canapé-lit, je la regardais, elle était belle, ses pieds nus dessinaient des arabesques sur le parquet. Elle a libéré ses cheveux qu’elle agitait tel un rideau autour de son visage. Un rideau derrière lequel elle s’est enfermée, elle ne me regardait pas, elle était tout à l’intérieur d’elle-même.
-J’ai froid m’a-t-elle dit quand la musique s’est arrêtée. Oh, s’il te plaît, je voudrais prendre une douche brûlante.
Elle m’a suivi à la salle de bain et a commençé de se dévêtir pendant que je lui préparais gant et serviette. J’ai voulu sortir mais elle m’a retenu.
-Non, reste, je suis une petite fille qui a envie d’être dorlotée. Règle-moi l’eau.
Et comme mes yeux affolés ne savaient où se fixer alors qu’elle était là, nue et si proche de moi, ses propres yeux ont eu de nouveau une fraction de seconde cet éclat d’acier, terreur et menace. Comme pour se faire pardonner, elle a posé un doigt sur mes lèvres :
-Si tu veux m’aimer, il faudra que tu acceptes de souffrir. Mais pour l’instant, ne va pas tout gâcher. Offre-moi seulement ta gentillesse.
Je garderai à jamais le souvenir de ces instants. Moi soucieux de contenir un désir qui commençait à gonfler mon pantalon, tout à la fois ravi et inquiet, pas si à l’aise que ça, finalement, de partager son intimité. Elle, me parlant d’un débit haché à mesure que l’eau lui coulait sur le visage. Ses copines, le baratin des mecs qui la dégoûtait, moi qui étais son premier flirt, qui lui faisais peur. Quand elle est sortie de la douche, je l’ai recueillie dans la serviette éponge, je l’ai tamponnée, bouchonnée, dorlotée ainsi qu’elle me l’avait demandé. Elle grelottait encore (en juin !) et s’est pelotonnée contre moi. Je me suis senti submergé d’une émotion inconnue, un peu comme si j’étais son père. Pas loin de me mettre à pleurer (de bonheur ?), j’ai posé de tendres baisers sur ses cheveux mouillés, sa nuque, ses paupières. Et voilà qu’elle se met elle même à pleurer.
-Je n’arriverai jamais à te rendre heureux.
-Mais si, mais si, et nous vivrons très vieux tous les deux
-Il faudrait que tu sois déjà très vieux maintenant.
-Pourquoi ?
-Parce que tu serais sourd, et que je pourrais te hurler ma douleur dans les oreilles et puis …et puis tu n’aurais pas envie de me faire l’amour.
-Quand tu seras très vieille, je continuerai à avoir envie de te faire l’amour.
Elle m’a repoussé, soudain agacée, et m’a prié de sortir de la salle de bains. Après quoi, elle est partie tout de suite, fuyant mon regard et se contentant de poser un baiser au creux de ma main.
-Je pourrai jamais faire l’amour avec toi.
La suite ? La suite, c’est mercredi dernier, quand j’ai appelé pour laisser ces messages dont j’avais pris l’habitude, une voix que je ne connaissais pas a décroché.
-Allô, qui êtes-vous ?
-Eh bien, le copain de Laura, mais vous même ?
-Un instant s’il vous plaît…
-Attendez, mais qu’est-ce qui se passe ?
Et c’est ainsi que j’apprends que Laura vit dans un foyer, que je parle à une éducatrice qui ne peut pas tout me dire au téléphone et m’invite à la rencontrer au plus tôt, que Laura a tenté de se suicider mais, rassurez-vous, elle est hors de danger.
Et c’est ainsi qu’aujourd’hui, le neuvième samedi après-midi de notre histoire ou peut-être seulement le huitième, je suis assis dans une chambre d’hôpital, que je tiens dans ma main celle Laura, et que je comprends bien que s’ouvre devant moi une piste hérissée d’obstacles et que je vais devoir travailler sérieusement ma technique du slalom, mais…ça roule.
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