Qui dira la détresse du trèfle à 4 feuilles ?
Je suis né pour vivre les saisons, me repaître de soleil, et frémir au souffle du vent. Mais quoi ? Quelque hasard génétique m'a fait pair parmi mes impairs, faux frère, branche indigne d'un arbre généalogique ? Et je vis caché, inconnu, si souvent honteux de ma tare, improbable avatar.
Car les miens me boudent et m'excluent de leur compagnie, tout enjoués qu'ils sont de leurs rondes trifoliaires.
Comment tourner en rond quand on est au carré ? Comment m'aimer moi, tout simplement, lorsque ce membre surnuméraire vient se greffer comme un moignon, difforme, toujours chétif, et rompant le magnifique ordre ternaire. Si au moins j'étais né carré, d'une belle croix de diagonales, complet, certain, assis dans l'accompli. Tiré à quatre épingles. Hélas, ce foliole difforme m'obsède, je ne sais à quel usage le vouer. Je l'eusse accepté bossu, crochu si du moins il se fût montré coopératif, actif, savant qui sait. Je l'eusse aimé d'une autre couleur, artiste, voyez-vous, avec des zébrures, ou des nuances tirant sur le jaune, ou mieux, l'orangé. N'ai-je pas un cousin que l'on baptise incarnat ? Allons, fierté mal placée, il n'a d'incarnat que sa fleur.
Je cherche un avantage à ma singularité, qui me conférerait une supériorité génétique jusqu'à ce jour ignorée, allant jusqu'à supposer que ma quasi claudication pourrait un jour sauver mon espèce menacée, une mutation dont l'histoire attesterait bientôt le bénéfice inestimable. Je me vois carré d'as entre les mains d'un joueur de poker, as de trèfle bien sûr. Je me vois cardinal, affairé à chacun de ses points, vénéré, toqué de violine. Mousquetaire, en implacable d'Artagnan, je m'invente de fabuleuses épopées ; je m'ébroue, je caracole, je suis, excusez du peu, les quatre Fils Aymon, les quatre Cavaliers de l'Apocalypse, les quatre Évangélistes. Je viens en rédempteur du monde. Je suppute, je pèse, je file, je peaufine, j'examine, et que me reste-t-il ? Comme si du sable coulait entre mes doigts ouverts, de mes divagations je ne retiens que poussière
Si... si cette feuille non conventionnelle était née plume ? Je rencontre parfois des poètes, les seuls qui m'accordent quelque attention, parce que mon irrégularité soudain les arrache à leur rêve, et parce que seul le rêveur me trouve. Pourtant, jamais poète n'a daigné me consacrer le moindre vers. Alors, plume, je saurais m'en servir, et je conterais tout ce que mon triste sort engendre de philosophie dans ma cervelle de papilionacée. Parce que la différence rend humble et sage, mais non pas soumis, ni effacé, je veux crier cette parole que nul n'entend.
On me dit porteur de bonheur. Mais qu'en savent-ils du bonheur ceux qui me piétinent ? Dans la majeure partie des cas, je finirai brouté et digéré, magma verdâtre dans la panse d'un ruminant. Quelques rares fois j'aurai le suprême destin de me dessécher dans les pages d'un livre, ou punaisé tel un coléoptère. O joie !
Pourtant, il existe une chance infinitésimale... aussi improbable que l'est la coquille sénestre chez l'escargot. Être cueilli avec amour, recueilli plutôt, pour être enrubanné, parfumé, collé sur une lettre que l'amoureux envoie à sa belle, toute de studieuse calligraphie en anglaises, et que l'aimée conservera pieusement jusqu'aux jours de ses vieux jours où, saisie de frémissements, elle sortira d'une malle pour les caresser d'une main rêveuse ces missives du temps de son insouciance.
Ah, oui, qui dira ma détresse ?
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Au clin d'oeil je suis enclin
Le déclin, je décline