La rythmique
Encore un point quintessentiel pour moi ! Jeury (toujours lui) m'a dit un jour : "Le beau style, c'est le galop d'un cheval dans une cour pavée". Je ne connais pas de formule qui résume mieux ce que j'aime dans un texte bien rythmé. Pour moi, le rythme est indissociable d'un texte réussi. Et cette notion intervient à divers niveaux :
Le rythme de la phrase, le jeu des cassures, des mots qui "sonnent". Tous les rythmes sont possibles, bien sûr, et dépendent de l'action en cours, du mouvement de caméra orchestré par le narrateur. Cela peut être de la poésie, un jeu avec les rythmes de versification classiques (volontairement ou involontairement. J'ai terminé il y a peu de temps une nouvelle dont la dernière phrase se termine par "à présent que je sais ce que savent les morts.". Je n'ai découvert l'alexandrin qu'en lisant la nouvelle à haute voix), ça peut être aussi un jeu sur les dissonances rythmiques (par exemple dans un dialogue entre un vieux monsieur et un jeune homme, les rythmes des répliques devraient être sensiblement différents), ou un reflet de l'action en cours (la description d'un personnage qui court pour sauver sa vie ne sonne pas du tout comme la description d'un personnage qui flâne devant les vitrines). Exemple d'exercice pour un atelier de lecture : Décrire un personnage qui commence par flâner devant les vitrines, puis qui s'aperçoit qu'il est suivi (cassure dans sa démarche), puis qui court pour échapper à son suiveur.
Le rythme du paragraphe, du dialogue. Une erreur de débutant, que j'ai souvent rencontrée (et encore plus souvent commise) consiste à écrire des paragraphes entiers qui "ronronnent", des alignements de phrases sans aspérités, construites sur le même moule rythmique. En général, on ne s'en aperçoit pas directement à la relecture, l'impression de malaise surgit une page ou deux plus loin. Difficile de détecter d'où elle vient (ne pas hésiter à remonter en arrière de deux pages et de tout lire à haute voix).
Pour moi, un paragraphe doit avoir de la chair et des os. Il peut y avoir des phrases saillantes, pointues, dures, et des phrases enrobantes, plus charnues. Des phrases courtes, brutales. Des phrases qui prennent le temps de décrire plus précisément, avec des pauses en cours de lecture, ce qui se passe. De même, dans une unité de texte (une description, par exemple) il peut y avoir des paragraphes de longueur et de style sensiblement différents suivant que l'on passe d'une partie statique de la description (un paysage de campagne, par exemple) à une partie plus dynamique (un oiseau qui jaillit de derrière un buisson).
De même une cassure brutale et injustifiée du rythme, ou pire, un ramollissement, peut vous éjecter du texte ! Il existe des livres durant lesquels on a envie de zapper ! C'est souvent (pas toujours) parce que le rythme est perdu. C'est dommage.
En fait, c'est très difficile de donner des recettes dans ce domaine. C'est quelque chose qui relève tellement de l'instinct qu'on ne peut formaliser qu'après, quand le texte est écrit. Je soulignerai néanmoins trois astuces :
S'imposer un cadre rythmique strict dans son environnement (pour ceux, comme moi, qui travaillent en musique, ne pas hésiter à enregistrer une seule chanson en boucle qui sera écoutée durant tout le temps d'écriture de la nouvelle, ou au moins de la scène). Ça permet de faciliter une sorte "d'unité rythmique" tout au long du texte. Il m'est même arrivé, pour certains textes, de faire une bande sonore uniquement constituée de rythme, avec une batterie programmable, en me prévoyant des "ruptures sonores" pour casser un petit peu le rythme (c'est moins nécessaire avec une chanson qui est déjà censée posséder ses propres cassures).
Une fois le texte écrit, le lire à haute voix. Vérifier que ça sonne, qu'on ne s'essouffle pas (on s'essouffle à lire comme à dire, essayez avec Proust qui était asthmatique). Flaubert appelait ça "le gueuloir". C'est impitoyable, comme test.
Pour les passages délicats, marteler le rythme sur un coin de table tout en lisant, comme si vous battiez la mesure. Ne riez pas, essayez ! On découvre des trucs.
En fait, les deux aspects complémentaires Rythme et Vocabulaire se ressemblent en ce qu'ils permettent d'enfermer plus d'information dans le texte qu'il ne paraît en contenir au premier abord. Un texte, c'est d'abord du sens mais c'est loin de n'être que ça. Un vocabulaire bien choisi permet de générer des ambiances, des sensations et permet d'enrichir le contexte narratif sans le surcharger de mots. Un exemple : il y a un abîme de différence pour moi entre le mot "glace" et le mot "sorbet" ; on lèche une glace, on déguste un sorbet. L'un sert à rafraîchir, l'autre constitue un plat plus raffiné. Donc, la phrase : "Au cours de leur promenade, il lui offrit une glace" sous-entend (pour moi) qu'ils l'ont mangée en marchant, alors que "Au cours de leur promenade, il lui offrit un sorbet" sous-entend qu'ils se sont arrêtés quelque part, par exemple à la terrasse d'une pâtisserie. Les relations entre les deux personnages divergent assez nettement d'un cas à l'autre.
De même, un rythme bien fichu donne du mouvement à la caméra, souligne des actions ou introduit des ralentis, là aussi avec une économie de mots. Le texte y gagne en densité, en profondeur, et laisse des impressions plus durables.