Le vocabulaire
Ça, c'est un point que je considère comme fondamental, en particulier pour les nouvelles ou les textes courts
Le vocabulaire, tout d'abord. C'est un des facteurs qui permet de "plonger" rapidement un lecteur dans une histoire, un contexte différent de sa réalité quotidienne. C'est aussi, malheureusement, un des points qui peut vous "éjecter" d'un texte ! Un mot mal choisi, décalé, une expression hors contexte, suffisent parfois à rompre l'envoûtement de l'histoire, et c'est dommage. La littérature supporte assez mal les fautes de goût involontaires.
J'emploie souvent une technique d'altération du vocabulaire correspondant à l'état culturel, environnemental, etc de l'histoire. Plus cet état est éloigné de la réalité que nous connaissons, plus il est important d'y faire attention et d'adapter le vocabulaire utilisé dans l'histoire. Cela se traduit par :
1) Le non-emploi systématique de tout terme ne correspondant pas à la réalité présentée. Par exemple, une histoire se passant sur une planète sans terres émergées ne comportera pas les mots "terre", "sol", ni des mots comme "arbre", "champ". Bien évidemment, cela est vrai pour l'emploi direct de tels termes mais aussi, et surtout, dans le choix des métaphores et dans le contrôle systématique des expressions toutes faites. Ce qui veut dire qu'un personnage qui tombe dans les pommes ne s'abattra pas "comme un arbre foudroyé" mais "comme un mât frappé par la foudre", un personnage n'aura pas des réflexions "terre à terre" (on peut essayer "bien ancrée" à la place), un passager clandestin ne se "terrera" pas dans la cale, etc, etc.
2) L'emploi d'une surabondance de termes à la fois techniques et précis mais aussi "recherchés", "élaborés", voire précieux, dans les domaines les plus caractéristiques de mon histoire. Dans le cas du monde sans terres émergées, il devra exister au moins une douzaine de termes "courants" pour qualifier la couleur de la mer. C'est souvent le contraste entre la richesse surprenante d'un langage dans certains domaines et sa pauvreté dans d'autres qui donne le sentiment d'étrangeté recherché.
Attention : ça ne veut pas dire que je vais fabriquer des mots nouveaux (c'est même assez rare) mais que je vais utiliser des mots moins courants, ou des mots courants de façon légèrement hors contexte. Par goût, j'essaie de limiter au maximum la fabrication de mots nouveaux et, si je le fais, de fabriquer des vocables simples à déchiffrer (exemple, un "AnimalVille" est un animal de la taille d'une ville, dont il remplit aussi la fonction. Jimmy Guieu aurait sans doute préféré "Hypermédusoïde" !).
3) La recherche systématique d'un corpus d'expressions toutes faites, comparaisons, façon de se comporter des personnages, etc, correspondant à l'environnement de l'histoire. Dans Dune de F. Herbert, le jeu avec l'eau est très bien rendu, entre le personnage qui crache sur la table de négociation pour manifester son accord (l'eau étant la denrée précieuse, en faire don, même sous forme de crachat, est un geste important. Idem pour le rôle symbolique des larmes (donner de l'eau au mort), etc, etc ).
Une parenthèse un peu scabreuse : je travaille à la fois à l'aérospatiale Division Avion et dans un centre de recherche sur les supercalculateurs. Mes collègues ingénieur de l'aviation diront : "je vais faire une escale technique" pour dire "je vais pisser". Mes collègues informaticiens diront "je vais vider les buffers". Un marin de l'histoire du monde sans terre pourrait dire "je vais pomper dans ma cale", par exemple, et cela pourrait se prolonger par deux ou trois répliques sur le thème "la mer devrait être bleue car elle est le reflet du ciel ou du paradis, ce sont les hommes qui l'ont rendue verte en déversant dedans leurs impuretés, repentez-vous mes frères car le mal est en vous !".
Tout ceci est dit assez sommairement, il faudrait des pages et des pages ! J'ai l'habitude, avant de commencer une nouvelle, d'établir une fiche de vocabulaire avec un certain nombre de mots dont la tonalité, le sens, me paraissent en accord avec le climat de l'histoire. Ce sont souvent des matières, des sons, des couleurs, voire un ensemble de termes techniques. Par exemple, dans le cas du monde sans terres, j'éliminerais les couleur "terre de sienne" ou vert cru mais je chercherais divers nom de nuances de vert, en travaillant des notions comme la transparence de l'eau, le mélange d'écume, etc (évidemment, il n'y aura pas de "vert Véronèse", vu que Véronèse ne signifie rien dans ce monde). Je me documenterais aussi sur le vocabulaire technique marin, sur les différents noms associés aux vents, les odeurs (sel, iode, saumure, bien sûr, mais aussi l'odeur des algues écrasées ou du poisson en train de sécher). Puis j'essaierais de fabriquer quelques proverbes correspondant à mes besoins, deux ou trois expressions toutes faites, et ainsi de suite.
Lorsque un de mes textes est terminé, je le relis une fois ou deux spécifiquement pour être sur que le vocabulaire est en accord avec l'environnement. C'est plus dur pour un roman que pour une nouvelle, par contre les résultats sont passionnants.
Une autre façon de jouer avec le vocabulaire est de retravailler les expressions passives pour les rendre actives, ou de remplacer les termes imprécis par des expressions plus précises. Je me suis aperçu, grâce entre autre à mon programme d'analyse, que j'utilisais beaucoup (trop ?) de "quelques", "plusieurs", "faire", "chose" et autres termes imprécis. À l'échelle d'une nouvelle, remplacer les "Il recula de quelques pas" par "Il recula de trois pas" a un effet sensible (essayez). On a l'impression que le texte est plus dynamique, plus vivant. À l'échelle d'un roman, l'effet est plus "noyé dans la masse" mais j'ai découvert qu'en ce qui me concerne les passage où abondent les termes imprécis sont ceux que je ferais mieux de retravailler
C'est en particulier vrai dans les descriptions où les verbes d'actions jouent souvent un rôle important (ils rendent la description plus vivante) et où les termes imprécis sont à proscrire (à quoi ça sert de décrire de façon imprécise?).
Enfin, ne pas oublier que les mots, enfin beaucoup de mots, ont un "poids", une "chaleur", une "couleur". Si vous décrivez un personnage en train de se faire dévorer vivant, la phrase "La créature arracha un lambeau de chair" donne à la lecture une sensation différente de "La créature arracha un morceau de viande" ! La même chose peut souvent être décrite de façon "positive" ou "négative", ou neutre. "Il était si grand qu'il pouvait, en se hissant sur la pointe des pieds, atteindre les pots de confiture sur le haut du buffet" donne un personnage qui semble mieux armé pour la vie que "Il était si grand qu'il devait en permanence se courber pour passer les portes".
Idem, de ces trois filles, laquelle a la plus grosse poitrine ? Et la plus petite ?
Ses seins jouaient librement sous son chemisier.
Ses seins ballottaient sous son chemisier.
Ses seins tendaient orgueilleusement l'étoffe de son chemisier.
Si vous y réfléchissez, ce n'est nullement dit, et pourtant. Il y a trois verbes d'action mais chacun d'eux n'est pas neutre et s'accompagne d'un cortège d'images et de sensations. L'information n'est pas fournie de façon directe, mais dérivée. Elle est néanmoins là.
Enfin, le fait d'utiliser des éléments de vocabulaire à forte connotation sexuelle permet en général d'obtenir un regain d'attention du lecteur (Cf exemple ci-dessus) !